Pour vous éclairer sur l’open design, nous avons demandé à deux spécialistes, Geoffrey Dorne (designer et fondateur de
Design & Human) et Hortense Sauvard (co-fondatrice de
Oui Are Makers) de croiser leurs regards sur cette nouvelle manière de créer et de partager savoirs et créations.
Geoffrey, quelle est ta définition de l’open design? Quelle est sa philosophie ?
Geoffrey Dorne : À mes yeux, le design est déjà “open” dans le sens où l’utilisateur fait partie intégrante de l’objet qu’il utilise, de l’interface qu’il manipule, de l’image qu’il regarde. Le rapport entretenu entre la forme du design, sa conception, son concepteur est indissociable du rapport entre l’utilisateur, ses habitudes, sa culture, sa façon d’agir, de croire et d’être au monde.
Dans un sens plus traditionnel, l’open design s’apparente avant tout à l’inclusion dans le processus de création des gens pour qui l’on créé et des équipes transverses autour du projet. Cela doit également aller plus loin qu’un processus ouvert et participatif ou collaboratif : le design, s’il est “open”, se doit d’offrir un minimum de garantie quant à la perspective de son déploiement et de sa réplicabilité, notamment en matière de licences comme les licences GNU GPL,
les Creative Commons, CC0, etc ou également en matière d’outils de conception comme par exemple l’utilisation de technologies ouvertes. Dans ma pratique, l’open design est une façon d’opérer qui est assez logique mais elle est nouvelle pour beaucoup d’entreprises qui ont peur de perdre le contrôle ou d’institutions qui ont peur de perdre leur pouvoir. Pourtant, lorsque l’on travaille en ce sens avec elles, elles se trouvent souvent séduites par un processus de design clair, radical et qui vise la qualité et le bien des gens pour qui l’on crée, ces fameux “utilisateurs”...
Le design s’il est “open” se doit d’offrir un minimum de garantie quant à la perspective de son déploiement et de sa réplicabilité.
En tant que designer as-tu des exemples concrets de projets travaillés en open design ? Sont-ils selon toi des réussites ou montrent-t-ils des limites au mouvement ?
Geoffrey Dorne : Récemment, j’ai écrit un article sur un grand projet d’open design réalisé par la Fondation Mozilla. Il y a quelques années, j’ai eu la chance de travailler avec Mozilla sur le projet de Firefox et j’ai pu constater qu’il y avait en effet des briques du processus d’open design qui étaient déjà en place (notamment en matière de participation, collaboration, licences…). Mais voilà, la récente volonté de refondre le logo de Mozilla en faisant appel à l’avis et à la participation de la communauté en ligne n’est pas forcément une bonne chose. En effet, la conception d’une identité visuelle répond directement à des connaissances, une vision, une stratégie de marque, une culture graphique, une histoire visuelle unique à la marque. Cette non-connaissance des enjeux, des techniques et de ce qui fait la qualité d’un logo peut ainsi mener à une réalisation faible, à un choix moyen, critique et une absence de radicalité.
Cependant, il y a d’autres exemples intéressants comme le projet “Hacking Households” qui a réuni une équipe de designers constituée pendant la biennale de Ljubljana afin de repenser la structure de base dans laquelle les objets de tous les jours doivent être conçus, fabriqués et utilisés. Hacking Households repose ainsi sur des composants standards, accessibles et offre à l’utilisateur une capacité à monter, personnaliser, réparer et réutiliser les produits existants. Un projet d’open design qui rappelle à chacun que le design est avant tout une question d’usages, de moyens et de processus.
Hortense, peux-tu citer quelques exemples de projets open design qui te paraissent marquants et pourquoi ?
Hortense Sauvard : Comme le disait Geoffrey, l’open design c’est le fait d’inclure d’une manière ou d’une autre dans le processus de création les gens pour qui on crée. Ce qui est intéressant c’est de voir l’étendue des possibilités de ce nouveau mode de travail. Il n’y a pas un seul type de travail en “open” mais c’est une nouvelle philosophie qui a de nombreuses facettes possibles. Ces trois exemples simples peuvent l’illustrer :
L’open design est accessible à tous. Comme le montrent tous
les tutoriels qui sont partagés sur Oui Are Makers, aussi bien par des particuliers que par des professionnels. Prenons l’exemple d’Audrey qui a créé pour elle une lampe qui correspondait à ses goûts et qui a décidé d’y partager tous les secrets et plans de fabrication. Ici l’open design est un moyen de partager le plaisir qu’on a eu à inventer, mais aussi de laisser à chaque amateur de l’objet la possibilité de le refaire à son tour et de le personnaliser ou de l’améliorer.
L’open design n’est pas incompatible avec un modèle économique et peut contribuer à une nouvelle manière de consommer plus responsable. Comme le montre cet exemple de machine à laver appelée “
L’increvable” et imaginée pour durer toute une vie. C’est possible si on met à disposition toutes les pièces et les logiciels qui la composent en accès libre, afin que tous les propriétaires de la machine à laver puissent réparer eux-mêmes leur machine. Un projet et un mode de développement qui vise à lutter contre l’obsolescence programmée.
L’open design, selon toi, pourquoi aujourd’hui ? Est-ce un “autre” modèle ou un modèle qui va remplacer ceux actuels ?
Hortense Sauvard : Je pense que l’open design a été propulsé par la digitalisation de notre société. Dans de nombreux domaines l’arrivée d’internet a complètement chamboulé les modèles existants. Les trois exemples qui sont les plus marquants pour moi sont la connaissance, la consommation et la création.
La connaissance, parce que c’est la première fois il me semble dans l’histoire de l’humanité que nous avons accès à autant d’informations et aussi qu’une jeune génération possède un savoir-faire sur lequel ses aînés sont beaucoup moins à l’aise, à savoir l’utilisation des outils digitaux. Leur capacité à prendre en main de nouvelles applications ou de nouvelles interfaces avec un naturel déconcertant étant lié au fait qu’ils sont "nés dedans".
La consommation ensuite, puisque nous pouvons aujourd’hui acheter tout ce que nous voulons sans bouger de chez nous et avons donc potentiellement accès à n’importe quel produit. Cela a décuplé le potentiel de la consommation de masse mais également fortement contribué à la prise de conscience de ses limites et à l’émergence de nouvelles envies de consommation (plus local, plus responsable, personnalisé, mieux informé, etc).
La création enfin, puisque aujourd’hui sur internet nous pouvons accéder à des milliards d’idées, de formations, de tutoriels. Il me semble que l’enjeu de la création aujourd’hui n’est plus forcément basé uniquement sur le fait de savoir faire quelque chose mais surtout de savoir bien faire quelque chose, de savoir faire quelque chose de juste, de pertinent, d’original, de personnalisé…
L’open design m'apparaît comme un nouveau modèle qui permet d’inventer et d’améliorer mieux à plusieurs ce que nous ne pourrions pas faire aussi bien tout seul.
Donc, comme nous avons potentiellement avec internet accès à tout (connaissance, produits, techniques, etc) et que nous avons tous les outils sociaux pour communiquer en groupes et à distance, l’open design m'apparaît comme un nouveau modèle qui permet d’inventer et d’améliorer mieux à plusieurs ce que nous ne pourrions pas faire aussi bien tout seul.
Ces nouveaux modèles apportent clairement des alternatives aux modèles existants et personne ne peut vraiment prédire aujourd’hui s’ils les remplaceront ou s’ils cohabiteront. Ce qui me paraît certain c’est qu’ils vont continuer à les chambouler pour inventer de nouveaux modes de création, de consommation et de transmission des connaissances.
Aujourd’hui selon toi une page se tourne, le marketing traditionnel évolue vers ce que tu appelles le “makering”. Quelle différence ? Le marketing fait-il partie du passé ?
Hortense Sauvard : Je travaille dans le commerce et le digital depuis plus de dix ans et je vois en effet des tendances nouvelles dans les techniques de développement et de commercialisation des produits et services. Le marketing produit traditionnel consiste à identifier les besoins latents des consommateurs, à faire des tests quantitatifs ou qualitatifs pour voir si cette idée/ce concept pourrait marcher, puis à le distribuer avec publicités et promotions sur un marché le plus grand possible. Dans cette configuration on est dans un triangle de cet ordre :
1/ développement produit => 2/ mise sur le marché => 3/ consommateur.
La logique est que quelques personnes vont penser les produits qui seront adressés au plus grand nombre, donc un flux « few to many ».
Depuis quelques années j'observe une tendance émergente que j’appelle le "makering", un jeu de mot entre le terme “make” et “marketing” pour illustrer le fait que le consommateur est de plus en plus un consomaker. Il n’est plus en bout de chaîne, il n’est plus passif mais il participe de plus en plus en amont de la chaîne. Il peut contribuer au développement d’un produit (cf les tendances d’innovation ouverte, de création collaborative et d’open design justement), il peut contribuer au financement du produit avant qu’il ne soit sur le marché (cf le crowdfunding) ou encore faire lui-même la promotion d’un produit qu’il aime (cf les systèmes de chat sur lesquels des clients donnent des conseils aux autres clients). Ce terme « makering » est donc une manière pour moi de nommer ce nouveau fonctionnement de faire ensemble, de « many to many ».
Cela correspond à une nouvelle manière de consommer et aussi une nouvelle manière de développer les produits.
Est-ce qu’une plateforme comme Oui Are Makers peut avoir un rôle dans le développement des modèles de conception ouverte ?
Hortense Sauvard : Oui Are Makers c’est une plateforme web qui permet à tous les designers, créatifs, inventeurs, bricoleurs de venir partager leurs créations sous forme de tutoriels afin que tout le monde puisse les refaire, s’en inspirer, les personnaliser ou les améliorer. C’est donc un lieu digital communautaire ouvert à tous ou chacun peut partager ses projets et techniques de conception.
Oui Are Makers peut clairement avoir un rôle dans le développement des modèles de conception ouverte, pour deux raisons principales :
La plateforme agit mécaniquement comme un outil qui va simplifier la démarche de partage des sources. Il n’y pas forcément besoin de savoir créer un site internet pour partager, tout le monde peut en quelques clics partager ses plans et techniques. Même les porteurs de projets collectifs, les lieux de fabrication ou encore les entreprises peuvent s’y créer leurs propres espaces communautaires pour favoriser le partage au sein de leur communauté.
La seconde raison est que la communauté va agir comme un booster de créativité. Les membres vont réagir aux projets, s’épauler, s’entraider, brainstormer, se critiquer, etc. Et dans un contexte digital l’avantage c’est que cette communauté n’est plus uniquement locale mais potentiellement globale. On a donc plus de gens qui vont voir les projets et réagir à ceux-ci. Or c’est un peu la base du processus créatif en général : plus les idées sont nombreuses plus il y a une probabilité forte pour faire émerger de belles ou de bonnes idées.
Enfin chacun va pouvoir partager ses sources tout en restant l’auteur de celles-ci. Le contenu ne prend pas le pas sur le créateur.
Merci à vous deux !